Action Francophone Internationale (AFI)

Accueil > Actualité > Editos de Jean Dubois > Edito : "Etre fiers de ce que nous sommes !"

Edito : "Etre fiers de ce que nous sommes !"

De Victor Schoelcher à Joseph Ndiaye : mettre sa vie au service de son idéal et non l’inverse !

jeudi 1er juin 2006, par Jean Dubois

Le 10 mai 2006, pour la première fois de son histoire la France a de façon officielle honoré la mémoire de l’esclavage dans la tristement célèbre île de Gorée en présence du président sénégalais de la République Abdoulaye Wade et Brigitte Girardin la ministre déléguée à la Coopération, au Développement et à la Francophonie de la République Française. Mais ces représentants du pouvoir démocratique ne sauraient faire de l’ombre aux vrais acteurs de l’histoire, celle dont nous sommes tous fiers, tels le Français Victor Schoelcher, à l’origine de l’abolition de l’esclavage en 1848, et le Sénégalais Joseph Ndiaye, gardien de l’île de Gorée (montrant ci-dessus les chaînes des esclaves), qui sont ceux qui mettent leur vie au service d’un idéal et non ceux qui font l’inverse !

La honte et la fierté à l’égard de notre pays sont les deux faces du même sentiment patriotique qui nous animent tous. Aussi internationaux que nous puissions être, nous ne restons en effet jamais indifférents - sans être nationalistes - à notre patrie et à l’image qu’elle donne dans le monde. Il suffit de voyager ou de s’expatrier pour comprendre que l’on ne se détache jamais totalement, aux yeux de ceux qui ne sont pas nos compatriotes, de la patrie d’où l’on est issu.

Ainsi ce double sentiment négatif ou positif vis-à-vis de la patrie dépendra de ce que l’histoire a laissé dans la mémoire collective des peuples. Or, à ce sujet, une règle semble s’appliquer : si le bourreau oublie rapidement son crime, la victime elle n’oublie jamais.

Le témoignage de Babacar Joseph Ndiaye est à cet égard significatif. Conservateur depuis 1964 de la Maison des esclaves sur l’île de Gorée, le plus célèbre comptoir de la traite négrière, d’où il est originaire, et devenu gardien sur un plébiscite général des habitants mais aussi sur une demande du Président de l’époque, Senghor, au retour d’un stage dans les musées des villes de Nantes et Bordeaux, il a accueilli Clinton, Mandela ou le Pape Jean-Paul II en visite. Aujourd’hui âgé de 84 ans, Joseph Ndiaye a été reçu le 10 mai par le Président Chirac pour la commémoration de l’abolition de l’esclavage, une première historique pour la France.

Dans une interview de Joseph Ndiaye sur le site Africatime, il montre bien cet antagonisme des mémoires :

"(...) l’Europe a toujours été récalcitrante à propos de la traite négrière et cette date tombe bien à l’issue de ma lutte (...) j’ai toujours souligné que ce fut l’un des plus grands génocides que l’humanité ait connu (entre 15 et 20 millions d’esclaves sont partis vers les Amériques entre 1536 et 1848). On parle souvent des camps de concentration juifs. Je n’en veux pas aux juifs et en tant qu’africains, nous reconnaissons leur souffrance mais les camps de concentration n’ont pas duré plus de douze ans alors que la traite négrière a duré plus de trois cent ans et l’on en parle presque jamais. Alors moi, j’en parlerai toute ma vie ! (...) En célébrant la commémoration de l’esclavage avec cette date, la France a demandé pardon. Alors je pardonne, mais je n’oublie pas !"

De plus, selon celui qui fut tirailleur sénégalais et combattant en Indochine pour la France, la mémoire du sang versé ne s’achète pas :

" (...) au sommet de Durban (2001) où j’avais été invité, on nous a proposé des dollars en échange du sang versé pendant trois cent ans, ce qui était une insulte grossière ! J’ai alors claqué la porte car l’Afrique ne méritait pas ça. Si elle avait accepté, demain, face aux revendications, on aurait dit aux Africains, vous la fermez parce que nous vous avons dédommagé et vous n’avez plus le droit de parler de l’esclavage et de la traite négrière. Quant on sait que pendant trois cent, ils ont pris les plus jeunes, les plus robustes, les plus forts, bouleversant l’équilibre démographique. J’ai l’habitude de dire que c’est ce qui explique le lourd retard que l’Afrique a pris dans le processus de développement. Avec la traite, ils n’ont laissé que des personnes âgées pour la main d’œuvre."

Pour Joseph Ndiaye, ne pas oublier c’est ne pas nier son identité :

"Je souhaite que mes cousins de la diaspora aient le même sentiment que moi. Avoir dans leur peau le sang nègre et en être fiers. Etre fiers de ce que nous sommes !"

Mais force est de constater que l’oeuvre de mémoire de Joseph Ndiaye ne paye pas en terme de reconnaissance officielle ! Il semble en effet y avoir deux mondes, celui constitué d’individus exemplaires comme Joseph Ndiaye dont le parcours reste en général très peu médiatisé, et celui des élites au pouvoir se reconnaissant entre elles dans les "milieux autorisés", comme dirait Coluche, à coups de récompenses médiatiques tel le prix Félix Houphouët-Boigny, décerné par un jury international de l’UNESCO à Paris le 16 mai au compatriote de Joseph Ndiaye, le président sénégalais Abdoulaye Wade. Ce prix récompense une personnalité pour ses efforts en faveur de la paix, en l’occurence pour l’action internationale de ce dernier en faveur de la paix en Guinée-Bissau, en Côte d’Ivoire et à Madagascar, notamment. C’est la deuxième fois qu’il est attribué à un Africain. Avant Wade, seuls Nelson Mandela et Frederik de Klerk l’avaient obtenu. C’était en 1991. Là où le bât blesse, c’est la somme reçu avec ce titre prestigieux : un chèque de 120 000 euros !

Cependant, loin de susciter un sentiment de fierté au Sénégal, la légitimité de ce prix est ainsi critiqué par les opposants au président sénégalais ! Comme son ex-dauphin, Idrissa Seck, qui a annoncé sa décision de se présenter contre lui à la présidentielle de février prochain, comme Ibrahima Sène et Jean-Paul Dias, emprisonnés par le régime, avant d’être remis en liberté, parce qu’ils osaient critiquer le grand chef, et comme les journalistes se plaignant d’être harcelés alors que d’ordinaire, ils bénéficient d’une réelle liberté d’expression au Sénégal...

Au regard de l’histoire, une telle somme d’argent n’est-elle pas une insulte pour ceux qui, comme Joseph Ndiaye, combattirent pour la France sous l’empire colonial et qui reçoivent aujourd’hui des indemnités de misère ?

Après 1958, en lien avec la décolonisation, les pensions et les retraites des soldats des colonies furent en effet cristallisées et transformées en indemnités non indexables sur le coût de la vie soit des montants versés aux anciens combattants étrangers jusqu’à dix fois inférieurs aux pensions perçues par les Français. 40 ans après, ce dispositif injuste a été remis en cause le 30 novembre 2001, le Conseil d’Etat ayant sanctionné les autorités françaises pour leur refus de revaloriser la pension militaire d’Amadou Diop, ancien sergent-chef sénégalais, en procès depuis 1996 et aujourd’hui décédé : il s’était vu alors reconnaître ses droits et accorder une quarantaine d’années d’arriérés de pension. Mais la « décristallisation » partielle adoptée par décret en novembre 2003 par le gouvernement Raffarin est loin d’être égalitaire car modulée en fonction du niveau de vie dans chacun des pays. Face à la persistance d’une inégalité de traitement entre les anciens combattants français et ceux des anciennes colonies, le président sénégalais Abdoulaye Wade avait alors déclaré :

"Qu’un jour, les Africains et les tirailleurs sénégalais touchent les mêmes pensions que les Français, je le souhaite, mais je n’y crois pas." (cité dans un article du site Afrik.com)

Comme nous avons du mal à croire aux 120 000 euros versés au président sénégalais !

Ainsi, en tant que citoyens tous pays confondus, nous ne pourrons être fiers de ce que nous sommes que si des actes concrets suivent les beaux discours des dirigeants qui nous représentent. Malheureusement leur luxueux train de vie inaccessible à bien des citoyens rendent peu crédibles leurs déclarations, particulièrement avant une élection présidentielle, comme par exemple le projet tombé aux oubliettes de créer une Académie francophone constituant une des propositions du programme de 1981 de Mitterrand (voir l’article de l’AFI dernièrement mis en ligne sur la francophonie), ou encore la promesse de Chirac en 1995 de diminuer les dépenses du gouvernement... Pour 2007, les temps ont changé, on ne trompe plus le peuple avec de belles idées mais avec la peur, ainsi la peur de l’insécurité des élections de 2002 fait-elle place aujourd’hui à celle des immigrés avec des candidats comme Sarkozy impopulaire en Afrique comme ne l’a jamais été aucun candidat et ainsi que l’ont montré ses récentes visites dans quelques pays africains francophones...

La France, dont l’actualité donne une image peu positive dans le monde (voir à ce sujet un nouvel article de l’AFI) et incitent peu les Français à être fiers de leur histoire coloniale doit néanmoins se souvenir des grands hommes français qui allèrent à contre-courant de leur époque tels ces deux hommes du 19ème siècle qui n’ont pas seulement en commun le prénom mais aussi le courage de parler et d’agir, à savoir Victor Hugo dénonçant dans une lettre trop peu connue des Français (pour la lire cliquer ici) la mise à sac du palais d’été de Pékin en 1860 lors de l’expédition franco-anglaise et surtout Victor Schoelcher qui fut à l’origine de l’abolition de l’esclavage en 1848 dont nous voudrions citer, en guise de conclusion à cet édito, la belle déclaration concrétisée en acte :

"Disons-nous et disons à nos enfants que tant qu’il restera un esclave sur la surface de la Terre, l’asservissement de cet homme est une injure permanente faite à la race humaine toute entière."