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Edito : Entre liberté d’expression et respect de la religion d’autrui.

Point de vue sur l’affaire des caricatures du prophète Mohamed qui a dominé l’actualité du mois de février 2006.

mercredi 1er mars 2006, par Jean Dubois

Jusqu’ où peut aller la liberté d’expression mise en avant par l’Occident ? Ne doit-elle pas s’arrêter là où commence le respect de la religion de l’autre ? A l’inverse, la religion peut-elle se passer de la liberté d’expression ?

Au cours du mois de février qui vient de s’écouler, l’abîme d’incompréhension existant entre le monde occidental et le monde musulman s’est encore creusé davantage.

Dix-huits jours après la publication du journal danois Jyllands-Posten des caricatures du prophète Mohamed, le journal égyptien El Fajr les avait republié en plein Ramadan, le 17 octobre 2005, pour les critiquer sans que cela ne provoque quoi que ce soit dans la communauté musulmane. Cependant, suite à leur republication en février 2006 dans d’autres journaux occidentaux dont le journal français France-Soir, une vague de violence anti-occidentale a submergé les pays musulmans : incendies et attaques d’ambassades, manifestations, émeutes, boycotts commerciaux... Face à cette colère du monde religieux musulman, le monde occidental a brandi le sacro-principe de la liberté d’expression pour condamner cette réaction jugée disproportionnée par rapport aux fameux dessins.

Nul besoin en effet d’être islamophobe, athée, anticlérical, " laïciste ", bref, d’être fâché avec la religion, pour constater, avec le plus simple bon sens, que de simples caricatures entraînant de tels actes violents - avec mort d’hommes - ne peuvent être que le résultat de la bêtise humaine. Le fervent religieux qui voudrait agresser son prochain parce qu’il ne respecte pas sa religion non seulement n’en finirait pas, tellement le monde comporte d’irrespectueux de la religion, mais se mettrait en contradiction même avec la religion qui par essence est de nature pacifique. Rappelons ainsi que le mot Islam dérive du mot arabe salam qui signifie paix !

C’est bien justement parce que nombre de musulmans se veulent appartenir à une religion de paix qu’ils se trouvent profondément blessés dans leur foi en voyant des caricatures les assimiler à des terroristes. Depuis le 11 septembre 2001, ce genre d’amalgame, malheureusement nourri par la violence des extrémistes se prétendant musulmans, est plus que fréquent et il aura fallu une goutte d’eau pour faire déborder le vase...

A moins que nombre de musulmans ne soient tout simplement aveuglés par la tentative de manipulation des foules de la part de pouvoirs politiques misant sur la diabolisation de l’Occident pour faire oublier l’absence de liberté qu’ils imposent à leur peuple.

Par ailleurs, nombre de Musulmans de France crient à l’injustice en disant que la moindre caricature concernant l’holocauste se retrouve très vite condamnée sans réserve, invoquant l’exemple de l’humoriste Dieudonné, et que dans ce cas la loi française condamne même toute liberté d’expression excessive qui tombe dans le négationnisme ou la haine raciale.

Cependant ne mélangeons pas tout ! Comparaison n’est pas raison et le mal produit par les caricatures du prophète est incomparable avec le mal qui fut produit par les Nazis et leurs collaborateurs contre le peuple juif ainsi que contre des populations non juives. Comme nous le rappelle Emile Aseke dans un poème brillant, profond et universel mis en ligne ce mois-ci pour l’AFI, le mal n’a pas de synonyme ! Rien ne se compare au mal sinon le mal ! Et les caricaturistes danois ne peuvent être comparés à des exterminateurs de peuple !

Que l’Islam soit une religion mal comprise par les Occidentaux est un fait indéniable. Mais la culture occidentale n’est-elle tout aussi mal comprise par les Musulmans ?

D’un côté, les Occidentaux européens devraient mieux comprendre que la laïcisation de la société, qui a fait suite à la pensée des Lumières, n’est pas une forme avancée de la civilisation humaine mais simplement un choix historique résultant des excès passés de la religion en Europe même. Outre-Atlantique, les rapports entre la sphère religieuse et la liberté d’expression semblent moins tendues (ou plus délicats) comme semble l’indiquer le silence américain sur cette affaire. Le seul qui se soit vraiment exprimé sur le sujet - Bill Clinton - a d’ailleurs condamné les caricatures en déclarant : " Alors que va-t-on faire ? Remplacer les préjugés antisémites par des préjugés anti-musulmans ?"

N’a-t-on pas ainsi perdu de nos jours en Occident un certain sens du sacré qui guide le quotidien de nombreux peuples sur la terre et pas seulement celui des Musulmans ? Le sacré met l’homme en face de ce qu’il ne peut pas connaître - principalement la mort - et limite sa prétention à vouloir tout comprendre et... tout dire... par respect d’un principe divin qui lui serait supérieur. Or, dans de nombreuses cultures non occidentales et aussi non religieuses au sens monothéiste du terme, la liberté d’expression n’est pas nécessairement la valeur la plus importante. Pourquoi en faire alors un critère universel pour juger une culture différente ?

Ainsi, dans la culture chinoise, comme nous le montre le sociolinguiste chinois Zheng Li Hua, que nous avons rencontré à Canton en février et qui nous a autorisé à mettre en ligne sur le site de l’AFI un de ses articles, la notion de face détermine de façon profonde les relations dans la société chinoise et par extension asiatique. Il est ainsi souvent préférable de se taire pour protéger la face d’autrui et en même temps sa propre face. Cependant, au niveau politique, le respect de la face du dirigeant peut se transformer en sacralisation excessive d’une personne humaine comme avec le président Mao.

Dans la culture chinoise, la caricature semble être donc l’opposé même de la notion de face ! Et on se trouve ici bien loin de tout extrémisme religieux ! La face est une façon de respecter autrui et par conséquent la religion d’autrui. A son époque, Voltaire faisait même de la Chine un exemple de tolérance là où régnait en Europe la plus grande intolérance religieuse que les laïcs ou les athées d’aujourd’hui semblent avoir oubliée quand ils portent un jugement sur la religion musulmane !

D’un autre côté, la critique de l’intolérance des extrémistes musulmans doit être possible sans que celui qui use de sa liberté d’expression ne risque sa vie ! Quand certains musulmans comprendront ainsi que la laïcité n’est qu’une continuation sous une autre forme de l’humanisme contenue dans toute religion ? Entre le monde des musulmans et celui des non-musulmans (croyants ou non), la rupture est-elle irrémédiable ? Si le non-musulman qui caricature la figure sacrée d’un prophète fait preuve d’irrespect voire de blasphème , le Musulman condamnant aveuglément au nom de ce même prophète le non-musulman - pour qui le " sacré " se place ailleurs à savoir dans la liberté d’expression - ne montre pas davantage de respect !

Sans liberté de blâmer, il n’y a pas d’éloge flatteur ! disait Beaumarchais.

Osons dire : sans la liberté de critiquer les excès de ceux qui se prétendent musulmans, il n’y a pas d’éloge possible de l’Islam et de toute religion, qui se veut par principe pacifique !

Et citons, pour terminer, le Coran à propos du prophète Mohamed :

" Dis : je ne suis qu’un humain comme vous." (Sourate 18, "Al-kahf", La caverne. Verset 110, traduction Jacques Berque)

Fallait-il donc publier les caricatures du prophète Mohamed ? Nous n’avons d’autre réponse définitive que celle de tenter de comprendre l’autre dans sa différence, quelque part entre la liberté d’expression et le respect de la religion d’autrui.