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Discours de Jean Jaurès (Lille,1900)

lundi 18 septembre 2006, par Jean Dubois

Depuis la grande désillusion du mitterrandisme qui s’est manifestée dans toute son ampleur en 1994 à la fin du règne du premier président socialiste de la cinquième République dont on feignait de découvrir le sombre passé et dont l’ambition politique démesurée a fait du socialisme un moyen plus qu’une finalité ; depuis le choc électoral du 21 avril 2002 montrant que les idées extrêmes étaient plus rassembleuses que les idées socialistes représentées par des individus qui n’ont réussi qu’à éloigner le peuple de celles-ci en s’éloignant eux-mêmes des militants - voire en quittant le champ de bataille - ; depuis la fausse victoire socialiste le 29 mai 2005 d’un NON au référendum sur la constitution européenne mettant le citoyen éclairé sur les excès du néo-libéralisme et l’anti-européen nostalgique d’une France souveraine dans le même sac ; depuis donc, à la veille du choix du candidat pour les élections présidentielles de 2007, la gauche française en général et le socialisme français en particulier ne semblent jamais avoir été aussi désunis.

Est-il donc anachronique de revenir aux sources mêmes du socialisme en lisant ou relisant la parole de celui qui fut un homme politique exemplaire dont les actes suivaient toujours la pensée jusqu’à le payer de sa propre vie ? Mais ne nous trompons pas, à cet homme ou cette femme dont la France a besoin, un tempérament d’action ne suffit pas, encore faut-il que les idées défendues ne soient pas celles d’une France conservatrice voulant se rassurer en choisissant un rétablisseur d’ordre plutôt qu’un réformateur courageux.

Fin du discours de Jean Jaurès [1]

Et moi, je vous dis, sans pouvoir vous donner maintenant toutes mes raisons, que de même l’heure viendra où le Parti socialiste unifié, organisé, donnera l’ordre à l’un des siens ou à plusieurs des siens, d’aller s’asseoir dans les gouvernements de la bourgeoisie pour contrôler le mécanisme de la société bourgeoise, pour résister le plus possible aux entraînements des réactions, pour collaborer le plus possible aux œuvres de réforme.

Citoyens et amis, j’ai abusé de votre bienveillante attention et je ne me consolerais pas de brusquer ainsi ma démonstration, de la laisser incomplète, pour céder à Guesde mon tour de parole, si je ne me disais qu’après tout, quels que soient les dissentiments, quelles que soient les difficultés, quelles que soient les polémiques d’un jour entre socialistes, on se retrouve.

Nous reviendrons, non plus pour batailler, non plus pour polémiquer, mais quand le Parti sera organisé, pour chercher ensemble, en loyaux camarades, quel est le meilleur moyen de servir les intérêts du Parti. Ah ! on dit au Parti : « Restez isolé, restez à l’écart, ne vous mêlez pas à l’action gouvernementale ; tenez-vous aussi loin que possible de l’État bourgeois. »

Et moi je vous dis que toutes les grandes révolutions ont été faites dans le monde, parce que la société nouvelle, avant de s’épanouir, avait pénétré par toutes les fissures, par toutes ses plus petites racines, dans le sol de la société ancienne.

L’autre jour Kautsky nous raillant un peu nous disait : « Mais vous imaginez-vous conquérir le pouvoir gouvernemental de l’État en conquérant portefeuille par portefeuille ? C’est comme si, au temps de la Réforme, les protestants s’étaient imaginés qu’ils allaient conquérir le monde, en conquérant un cardinal après l’autre, dans le sacré Collège. »

J’en demande pardon à Kautsky ; ce qui a fait la force des hérésies, des grandes révoltes de la conscience religieuse indépendante, au XIIe et au XIIIe siècle, ce qui fit ensuite la force de la Réforme, c’est précisément qu’elle a surgi en s’emparant d’une partie même du pouvoir de l’ancienne Église ; c’est qu’il y a eu, au XVIe siècle, une période où les fidèles ne savaient plus au juste si leurs cardinaux, évêques ou moines étaient restés avec le pape ou étaient allés avec Luther.

L’Église l’a si bien senti, elle a si bien compris que le péril pour elle était dans cette pénétration, que l’ordre des Jésuites, qui s’est constitué pour la sauver, s’est donné pour mot d’ordre de pénétrer partout et d’être, lui, impénétrable à tous.

L’Église s’est sauvée pour des siècles en se fermant à l’action de la société nouvelle. Mais ce que l’Église a pu faire, la démocratie bourgeoise ne peut pas le faire ; elle ne pourra se fermer ; elle vous a laissé déjà pénétrer dans les municipalités.

On parle de responsabilités qu’assume un ministre socialiste dans un ministère bourgeois ; mais est-ce que vos élus municipaux n’assument pas des responsabilités ?

Est-ce qu’ils ne sont pas une partie de l’État bourgeois ? Mais le suffrage universel qui les nomme, il est réglé, il est limité par la loi bourgeoise.

Et si je voulais triompher du point de vue intransigeant où se placent quelques-uns de vos amis comme je pourrais vous rappeler que vous acceptez ainsi le pouvoir municipal d’un suffrage universel, d’où la loi bourgeoise en excluant les assistés ou les ouvriers errants, a exclu les plus pauvres des prolétaires ; comme je pourrais vous dire que le maire socialiste, tout socialiste qu’il est, peut être suspendu par le pouvoir central, et pour un an n’être pas rééligible ; comme je pourrais vous dire qu’il accepte forcément parce qu’il est maire, d’appliquer, d’administrer un grand nombre de lois bourgeoises, comme je pourrais vous dire que s’il se produit des conflits violents dans vos rues, il est obligé, lui aussi, sous peine de laisser dire que le socialisme c’est le pillage et le meurtre, de faire appel à la force publique.

Et voyez, à Marseille, ces jours-ci, quelle responsabilité pesait sur le maire socialiste. En assistant au débarquement de Krüger, et en protégeant les étrangers anglais contre les violences possibles de la foule, il n’était plus le maire socialiste de Marseille, il était chargé de la sécurité, du renom de la France entière.

Ah ! ce serait trop commode d’être maire socialiste devant le monde, si on n’était pas obligé en même temps de compter avec toutes ces responsabilités ! Mais c’est parce que la tâche est lourde, c’est parce qu’on est tout ensemble une fraction de prolétariat conquérant et une fraction de l’État bourgeois.

C’est pour cela qu’il ne suffit pas d’un mécanisme pour faire aller la mairie socialiste, qu’il y faut des hommes de tête, des hommes de prudence, de pensée et de réflexion, d’équilibre et volonté, des hommes comme Flaissières, des hommes comme Delory. (Bravos répétés. Cris : Vive Delory.)

Oui, à mesure que grandit le pouvoir du Parti socialiste, grandit sa responsabilité.

Mais de cette responsabilité, nous n’avons pas peur, le Parti socialiste n’en a pas peur ; il a confiance dans la classe ouvrière, à une condition, c’est qu’elle soit organisée, c’est qu’elle soit unifiée ; c’est qu’en face de tous les autres partis anarchiques et discordants, elle ne forme qu’un parti, comme elle ne forme qu’une classe.

Eh ! oui, il y aura entre nous, longtemps peut-être des dissentiments de méthode et de tactique. Mais il y en a en Belgique, en Allemagne ; cela ne les empêche pas d’être unis, de discuter loyalement, en camarades.

Et c’est ainsi que nous voulons discuter encore ; et nous voulons préparer au grand jour la grande unité socialiste, la grande fraternité socialiste, par la lumière, par la raison, par l’organisation ; et cela pour faire d’abord œuvre de réforme et dans la réforme, oeuvre commençante de révolution ; car je ne suis pas un modéré, je suis avec vous un révolutionnaire. (Applaudissements et bravos répétés.)


[1Pour l’intégralité du discours cliquer ici.